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Le Val sans Retour
Morgane errait sur les landes, ne sachant pas où elle allait, comme possédée par une fureur intérieure, mais trop fière pour exprimer sa rage par des pleurs qui lui auraient fait perdre, à ses propres yeux, toute la puissance et tout l’orgueil dont elle se sentait maîtresse. Enveloppée dans son long manteau noir, elle marchait à grands pas sur des sentiers tortueux ; ses pieds frôlaient à peine le sol, tel un de ces anges trop purs ou trop aériens pour pouvoir entrer en contact avec l’humidité de la terre. Le vent soufflait, venant de la mer, quelque part du côté du sud, et parfois il prenait Morgane dans ses rafales, l’obligeant à faire halte, le temps de reprendre haleine ; le tourbillon se vengeait en courbant les ajoncs griffus jusqu’à ses jambes pour mieux l’égratigner et pour lui faire comprendre que si elle suscitait les tempêtes, elle risquait parfois de ne plus pouvoir les apaiser. Au reste, elle n’avait rien déclenché, bien trop agitée par les sentiments violents et contradictoires qu’elle ne pouvait plus contrôler. Soudain, comme pour prendre à témoin les arbustes maigres et les touffes d’ajoncs qui parsemaient la lande, ainsi que les animaux qui s’y cachaient frileusement, elle s’écria à haute voix : « Pourquoi faut-il que le meilleur chevalier du monde me résiste ? Je lui propose pourtant la plus belle femme de tout le royaume, la plus experte ! Et avec moi, il deviendrait le plus puissant d’entre tous les rois ! »
Tout en marchant, elle se remémorait la scène où Lancelot l’avait accablée de son indifférence. Elle était pourtant la plus forte : elle retenait le protégé de la Dame du Lac dans une chambre fortifiée et obscure du Château de la Charrette, et il ne pourrait plus jamais en sortir sans qu’elle y eût consenti. Il suffisait à Lancelot de répondre : « Oui, je te veux, Morgane ! Sois à moi et oublions tout le reste ! » Mais Lancelot n’avait pas même daigné répondre. Il s’était contenté de regarder Morgane avec ironie, sans même marquer de mépris et, se retournant sans plus faire attention à elle, il était allé se recoucher au fond de la pièce, s’était enroulé dans les couvertures et avait fait semblant de dormir. Morgane était alors sortie, refermant brutalement la porte derrière elle, prononçant des paroles de malédiction avec une telle énergie que les quelques servantes qui s’affairaient dans les couloirs en avaient été terrifiées et n’avaient plus osé bouger de peur d’accroître la colère de leur maîtresse. « Si cette maudite Guenièvre n’existait pas ! s’écria encore Morgane, je pourrais avoir Lancelot tout à moi. Mais, hélas ! il n’aime qu’elle, il ne pense qu’à elle, et toutes les autres femmes ne sont pour lui que des putains sans intérêt ! De plus, le malheur veut que je ne peux rien entreprendre contre Guenièvre. Cela, Merlin ne me le pardonnerait jamais ! » Et elle regarda l’anneau qui se trouvait à son doigt, l’anneau que lui avait donné Merlin avant de disparaître dans les profondeurs de Brocéliande. Morgane savait très bien que rien de ce qu’elle faisait n’échappait à l’Enchanteur. Où était-il ? Nulle part et partout, invisible mais sournoisement présent, toujours sur le qui-vive et prêt à intervenir chaque fois qu’elle irait trop loin. Pourtant, elle ne pouvait rester ainsi sur un échec : Morgane n’était pas d’une nature à oublier. Et la souffrance que lui causait le dédain de Lancelot lui rappelait une autre souffrance, encore plus cruelle, une épreuve qu’elle n’avait réussi à surmonter qu’après bien des nuits de cauchemars.
Elle avait été amoureuse, oui, et très sincèrement, du jeune Guyomarch, cousin de la reine. Subjuguée par la beauté et la prestance de celui-ci, elle s’était donnée à lui corps et âme, et tous deux avaient vécu un ardent amour rempli de tendresse et de passion. Mais, ainsi va la vie, le désir s’émousse parfois lorsque la plénitude est trop constante. Guyomarch s’était bientôt détaché de Morgane, inventant d’abord tous les prétextes possibles pour ne pas aller aux rendez-vous qu’elle lui fixait. Certes, elle n’était pas dupe et usait de tous ses sortilèges pour retenir Guyomarch auprès d’elle. Hélas ! elle s’était rendu compte que sa magie était impuissante sur l’amour et que Guyomarch s’était épris d’une autre femme. Alors, l’amour qu’elle avait porté au jeune homme s’était changé en haine, non seulement pour lui-même, mais pour tous les autres hommes qu’elle côtoyait et qui ne manquaient pas de lui faire une cour assidue. Et voilà qu’elle s’était laissé troubler par Lancelot, elle, la fière et puissante Morgane… Non, cela ne pouvait continuer ainsi.
Le soir tombait et le soleil rougissait à l’horizon. Bientôt, les oiseaux de nuit viendraient saluer celle qu’ils savaient être leur maîtresse. Et un vol de corbeaux se mit à tournoyer au-dessus d’elle comme pour lui signifier quelque chose. Elle les regarda attentivement : ils semblaient déporter lentement leur vol vers un endroit précis, au bout de la lande. Morgane s’avança dans la direction qu’ils lui indiquaient et se trouva sur des rochers rouge-violet, hérissés comme des arêtes surgies du plus profond de la terre et qui surplombaient une vallée étroite et sinueuse, dans la partie la plus large de laquelle scintillaient les eaux d’un étang. Morgane connaissait ce lieu : bien souvent, le matin, quand une brume légère recouvrait le val, elle venait, avec ses compagnes, se mirer sur la surface calme que les vents n’osaient même pas agiter. Ainsi, vérifiait-elle que son visage n’avait point vieilli et que sa beauté était inaltérable. C’est pourquoi elle avait appelé cet étang le Miroir aux Fées.
Les corbeaux tournoyaient maintenant au-dessus de la vallée sans aucunement dévier de leur trajectoire. Morgane les regarda pendant un long moment, puis elle se mit à rire et s’écria : « Je vous ai compris, corbeaux, mes amis ! Et je vous remercie de m’avoir conduite ici, car je sais à présent ce que je dois faire ! » Dès qu’elle eut prononcé ces paroles, les corbeaux se rangèrent en file et, sans bruit, se dirigèrent vers le soleil couchant, disparaissant peu à peu dans la lumière rouge qui envahissait le ciel.
Alors, Morgane se haussa sur les rochers dans l’attitude d’un oiseau qui veut prendre son vol. Mais elle fit tomber son manteau, puis sa robe et sa chemise. Elle était nue. Tout son corps frémissait dans le vent, inondé des rayons du soleil qui, en le colorant, en faisait un prolongement de la pierre, sorte d’aiguille pointée vers le ciel. Elle étendit les bras au-dessus du vide et cria d’une voix forte et grave : « Par le ciel et par la terre, par la course du soleil, par le tournoiement des étoiles, par les dieux qui furent les nôtres autrefois, par la puissance que j’ai reçue des temps anciens, je place cette vallée sous un sortilège, et je déclare qu’aucun homme, fût-il le roi en personne, qui pénétrera ici ne pourra jamais plus en sortir s’il a manqué seulement une fois à la parole donnée à la femme qu’il prétendait aimer. Tout homme infidèle qui aura le malheur de s’aventurer dans ce val y demeurera pour l’éternité, sans espoir d’en sortir, à moins qu’un brave au cœur fidèle, par la force de son amour, puisse lever l’enchantement que je prononce ! Et cette vallée sera appelée le Val sans Retour, ou le Val Périlleux, ou encore le Val des Faux Amants ! Je le jure et mon terrible serment tiendra tant que les conditions que j’ai dites seront remplies ! »
La voix de Morgane résonnait dans la vallée. Quand elle eut terminé, elle remit ses vêtements. Elle souriait, tout en murmurant : « Ainsi serai-je vengée de l’infidélité des hommes et peut-être découvrirai-je celui qui pourra m’aimer sans jamais me trahir, car c’est avec celui-là que je dominerai le monde. » Elle descendit du rocher et se remit à marcher dans le sentier. Elle avait décidé qu’elle se rendrait sans tarder à la cour du roi Arthur, son frère.
Elle se retrouva rapidement à Camelot où elle fut accueillie avec beaucoup de courtoisie par la reine Guenièvre. Le roi vint trouver Morgane et lui demanda si elle avait des nouvelles de Lancelot. Morgane lui répondit qu’elle n’en avait aucune et qu’elle était la première étonnée de ne pas le trouver à la cour. « Ma sœur, ma sœur, dit Arthur, rien ne va plus ici depuis que Merlin nous a quittés. Mais toi qui as hérité de ses connaissances, tu pourrais au moins nous révéler ce que tu sais sur son sort ! – Tu t’inquiètes pour peu de chose, répondit Morgane. Lancelot nous a toujours habitués à des absences prolongées et inexplicables. Combien de fois l’a-t-on cru mort ? Et pourtant, il est revenu, toujours au meilleur de sa forme. À mon avis, il est dans quelque forteresse lointaine à se reposer de ses fatigues. Et je suis sûre qu’il a auprès de lui quelque femme compatissante et dévouée qui l’aide à surmonter ses fatigues. » En disant cela, Morgane avait jeté un regard ironique sur la reine, mais celle-ci ne fut pas dupe : elle comprenait que Morgane en savait davantage qu’elle ne voulait bien le dire sur Lancelot. En fait, Guenièvre était désespérée ; les deux personnes auxquelles elle aurait pu se confier, Lionel et Bohort, cousins de Lancelot, étaient parties pour de lointaines errances. À qui pouvait-elle parler de Lancelot ? Sûrement pas à Morgane, dont elle se méfiait et qu’elle soupçonnait de connaître parfaitement tout ce qui les concernait, Lancelot et elle. Elle pensait qu’il était bien loin, le temps où elle pouvait pleurer sur la poitrine de la Dame de Malehaut et envoyer Galehot, le fils de la Géante, seigneur des Îles lointaines, vers celui qu’elle aimait avec toujours autant de passion. Mais Galehot et la Dame de Malehaut étaient morts, et jamais plus elle ne retrouverait de tels amis, de tels complices dans cet amour insensé qu’elle portait au fils du roi Ban de Bénoïc.
La soirée fut particulièrement désespérante pour Guenièvre. Lorsque fut venue l’heure d’aller dormir, elle se réfugia dans sa chambre et se mit à pleurer abondamment. Elle n’avait pour seule compagnie qu’une jeune fille, qui était sa cousine germaine et qui portait le nom d’Élibel. Elle se serait volontiers confiée à elle mais elle n’osait pas révéler le secret qui la tourmentait. Enfin, quand elle fut couchée, elle dormit péniblement de son premier sommeil, secouée de larmes, et affaiblie par le jeûne car elle n’avait pu, depuis plusieurs jours, absorber la moindre nourriture.
Pendant qu’elle dormait, elle eut un songe : il lui sembla que Lancelot était présent, mieux et plus richement vêtu qu’aucun autre homme au monde, et si beau qu’on n’eût pas trouvé son pareil. Derrière lui, venait une jeune fille d’une parfaite beauté que le roi accueillait avec joie et à qui il faisait prendre place près de lui. Elle-même faisait bonne figure à la jeune fille et l’entourait d’attentions diverses, lui faisant porter les meilleures nourritures et de beaux bijoux de valeur. Mais, le soir venu, quand Lancelot fut couché dans la chambre de la reine et que celle-ci eut voulu le rejoindre au lit, elle avait eu la surprise d’y trouver déjà la jeune fille. Furieuse et remplie de douleur devant cette trahison, elle se précipitait sur Lancelot qui, se dressant brusquement, implorait pitié à grands cris et jurait, par tout ce qu’il tenait de Dieu, qu’il ignorait que la jeune fille fût là, à ses côtés. Mais il avait beau se défendre, la reine ne le croyait pas et elle s’entendait lui défendre de reparaître en sa présence, où que ce fût, ajoutant qu’elle ne l’aimerait jamais plus. Et Lancelot était si affecté qu’il s’enfuyait sans vêtements, en braies et en chemise, et qu’il se mettait à courir dans la campagne en hurlant comme un fou.
Ce rêve bouleversa Guenièvre. À son réveil, elle se sentit si mal en point qu’elle n’eut pas la force de se lever. Après avoir fait le signe de croix sur son front, elle se mit à pleurer et se laissa aller à la plus cuisante douleur. « Ah ! s’écria-t-elle, cher doux ami Lancelot, tu es bien plus beau que je ne t’ai vu en songe. Plût à ce Seigneur qui daigna souffrir la mort pour nous racheter que tu fusses maintenant ici, en pleine santé, devant moi, même couché aux côtés de cette jeune fille inconnue. Et si j’en montrais la moindre mauvaise humeur, je veux qu’on me coupe la tête ! Par Dieu, je ne désirerais rien d’autre, même si l’on m’offrait toutes les richesses du monde ! » Elle sombra alors dans le désespoir, comme si elle voyait Lancelot mort devant elle. Après ces longs moments de désolation, elle s’abîma dans ses pensées. Un étourdissement lui monta alors à la tête, effaçant même le souvenir de Lancelot. Elle regarda autour d’elle et aperçut une statue en bois, représentant un chevalier en armes, très richement sculptée. Elle contempla longuement la statue, au pied de laquelle deux cierges étaient allumés, répandant une grande clarté dans la chambre.
À force de la scruter, elle finit par se persuader que c’était Lancelot lui-même. Elle sortit du lit, se dressa sur ses jambes, se couvrit de sa chemise et lui tendit les bras : « Ami très cher, dit-elle, approche, je t’en supplie. Pourquoi as-tu tant tardé à venir me rejoindre ? Approche et serre-moi dans tes bras, arrache-moi à la mort à laquelle tu me condamnes par ton absence. Délivre-moi de la pire peine et de la pire souffrance qu’ait jamais supportées une femme qui aime d’amour le plus noble de tous les chevaliers du monde. » Mais, voyant que celui à qui elle s’adressait demeurait immobile, comme s’il était insensible à ses prières, elle s’écria d’une voix douloureuse : « Ah, Lancelot ! Jamais tu n’as montré tant d’orgueil à mon égard ! Pourquoi ne réponds-tu pas à mon désir ? Mais qu’importe, puisque tu ne veux pas venir à moi, c’est moi qui irai vers toi ! »
Elle se dirigea vers la statue, lui jeta les bras autour du cou et se mit à la caresser tendrement, comme elle aurait fait avec celui pour qui tout son corps brûlait de désir. Elle s’attarda si longtemps et émit tant de soupirs et de cris que sa cousine se réveilla. Ouvrant les yeux, elle aperçut la reine qui tenait la statue embrassée, en proie à une irrésistible frénésie. Elle pensa immédiatement que la reine était en proie à un sortilège et qu’il y avait quelque diablerie là-dessous. Elle se précipita à la recherche d’eau bénite, et quand elle en eut trouvé, elle la lui jeta en pleine figure, lui disant dans son affolement : « Dame, voici le roi ! Retourne vite dans ton lit ! » Prise de peur en entendant ces paroles, la reine, qui redoutait toujours que le roi ne la surprît en compagnie de Lancelot, reprit immédiatement ses esprits, retourna vers le lit, se coucha et, brisée par la fatigue et l’émotion, s’endormit pour ne se réveiller qu’au matin.
Elle se sentit alors en meilleure santé, d’un meilleur moral qu’elle ne l’avait été depuis longtemps. Quand elle eut bu et mangé, elle comprit qu’il n’y avait dans cette chambre personne d’autre qu’elle-même et sa cousine. « Belle amie, lui dit-elle, si je savais que tu t’acquitterais comme il faut d’un message, je t’en chargerais. Mais pour cela, il faudrait beaucoup de sagesse et de prudence, autrement ce serait peine perdue, et nous en aurions toutes deux de grands désagréments. À part toi, je ne connais personne pour s’en acquitter, car l’affaire me tient trop à cœur. – Dame, répondit la jeune fille, je suis prête à faire pour le mieux de ce que tu m’ordonneras, et aucune femme ne serait plus discrète que moi à propos de tes soucis s’il te plaît de me les confier. C’est tout naturel : je suis ta plus proche parente, et je n’ai que du bien à attendre de toi. Si, par malheur, tu venais à me manquer un jour, je serais seule au monde, sans aucune famille. Aussi te servirai-je de mon mieux et de toutes les façons qu’il te plaira, afin de mériter ton affection et tes faveurs. – Certes, si tu me donnes les preuves d’une parfaite loyauté, tu n’auras pas à le regretter, et je te ferai plus de bien que jeune fille de bonne famille n’en reçut d’une reine. » La cousine fit le serment de servir fidèlement la reine, dût-elle mettre ses propres jours en danger.
Guenièvre réfléchit un long moment, puis elle fit signe à sa cousine : « Fille, dit-elle, il te faudra aller demain de l’autre côté de la mer. Là, tu chercheras une forteresse qu’on connaît sous le nom de Trèbe. Près de cette forteresse, se trouve un monastère appelé le Moutier royal. Il a été fondé en mémoire du roi Ban de Bénoïc qui y mourut, et se dresse au sommet d’une colline. Au-dessous, dans la vallée, il y a un lac. Quand tu arriveras sur le bord de l’eau, il te faudra continuer sans aucune crainte. Pénètre dans le lac avec assurance, car ce n’est que sortilège. Si tu as assez de courage pour cela, vas-y hardiment. Mais si tu n’es pas sûre de toi, attends le moment où tu verras quelqu’un y pénétrer. Dans ce cas, suis-le et ne perds pas sa trace, sinon tu n’accompliras pas bien ta mission. Dans le lac, tu trouveras de belles maisons, en grand nombre, de belles salles, des gens courtois et sages. Tu demanderas alors la dame qui régit ce domaine : elle se nomme Viviane, mais on l’appelle la Dame du Lac. Tu lui diras que tu es de ma famille, que je t’envoie à elle pour lui demander son aide, au nom de celui qu’elle a élevé si tendrement. Et tu lui expliqueras alors que Lancelot a disparu, que je me désespère sur son sort, et que je crains les sortilèges de Morgane. » Puis elle lui indiqua le chemin à suivre car, bien que n’étant jamais allée chez la Dame du Lac, elle en avait beaucoup appris à ce sujet de la part de Lancelot lors de leurs entretiens. Il lui avait si bien décrit les lieux de son enfance qu’elle savait qu’elle ne pouvait se tromper. « J’accomplirai consciencieusement ce que tu me demandes, répondit la jeune fille, et tu seras satisfaite de ma mission. – Fort bien, dit la reine. Si tu agis selon mes désirs, ta vie en sera complètement changée. »
Sur ces entrefaites, le roi entra, et quand il vit la reine assise, il fut très content, car on lui avait appris qu’elle était souffrante. « Comment te sens-tu, reine ? demanda-t-il. – Seigneur roi, fort bien, Dieu merci. Je ne suis pas aussi malade qu’hier et je suis déjà soulagée. – As-tu mangé, ce matin ? – Oui, un peu, et cela m’a réconfortée. » Le roi hésita un instant, puis il dit : « J’ai envoyé mes meilleurs compagnons à la recherche de Lancelot, car je suis sûr qu’il a besoin de notre aide. Il est absent depuis si longtemps que j’ai bien peur qu’il ne soit retenu prisonnier dans quelque forteresse lointaine. Mais Gauvain a juré qu’il ne reviendrait pas sans lui. Quant à Yvain, Sagremor, Dodinel et Gaheriet, ils ont fait le même serment. Même le duc de Clarence, qui vient tout juste de se joindre à nous et qui ne connaît Lancelot que par sa réputation, a décidé de se lancer immédiatement à sa recherche. Je ne doute pas du succès de leur entreprise. – Certes, répondit Guenièvre, cette absence prolongée de Lancelot m’inquiète, et je suis très heureuse que tu aies envoyé tes meilleurs compagnons à son aide. »
Mais, au fond de son être, la reine n’était pas convaincue des paroles qu’elle prononçait. Elle savait bien que les chevaliers d’Arthur, quelque braves et courageux qu’ils fussent, ne retrouveraient jamais Lancelot. C’est pourquoi elle tenait tant à envoyer sa cousine demander l’aide de la Dame du Lac : elle seule saurait ce qu’il fallait faire pour délivrer Lancelot des pièges où il avait dû tomber. « Reine, reprit Arthur, puisque tu te sens mieux, ne pourrais-tu pas quitter ta chambre et venir avec nous ? Il est possible que nous apprenions des nouvelles réconfortantes. – Je suis encore trop faible, répondit Guenièvre, et je préfère attendre encore un peu, car j’ai peur de montrer un visage qui ne soit pas digne d’une reine. – Fort bien, dit le roi. Repose-toi encore, Guenièvre. » Il salua la reine et sortit pour rejoindre ses compagnons dans la grande salle où il avait fait dresser les tables.
Pendant ce temps, les suivantes de la reine vinrent retrouver celle-ci dans sa chambre, heureuses de la voir bien portante. Elles lui prodiguèrent des soins attentifs, s’efforcèrent de lui redonner courage, mais aucune de leurs consolations ne put vraiment faire renaître la joie dans le cœur de Guenièvre. L’angoisse la tenaillait : elle ne savait pas si celui qui était pour elle la source de toute joie était encore vivant. Cependant, ce jour-là, grâce à la bonne humeur de ses suivantes, elle sentit renaître l’espoir en elle et se montra plus gaie qu’à l’ordinaire. Elle n’oublia pas non plus de préparer le voyage de sa cousine. Elle demanda le meilleur et le plus rapide cheval, lui fit mettre un frein et une selle magnifiques.
Le matin suivant, aux premiers rayons du soleil, Guenièvre se leva et prévint sa cousine qu’il était temps de se mettre en route et d’accomplir sa mission, sous la protection de Dieu. La jeune fille s’habilla et se prépara. La reine lui donna un vêtement neuf de soie vermeille, une tunique et un manteau pour le voyage, et elle fit ranger dans un coffre un autre vêtement plus riche, à porter lorsqu’elle serait reçue dans une cour. Elle la fit accompagner d’un nain, fort disert, qui parlait plusieurs langues, et d’un écuyer brave et hardi afin d’assurer sa sécurité. Elle lui recommanda de ne pas les mener avec elle lorsqu’elle irait au lac, mais de les laisser au Moutier royal. La jeune fille lui répondit qu’elle ne manquerait pas de suivre ses conseils.
Elle prit congé de la reine, vêtue des plus riches atours qu’eût jamais eus une voyageuse. Guenièvre lui donna un baiser au moment du départ, en lui rappelant d’aller prudemment pour mériter sa reconnaissance, ce que lui promit la messagère. Elle partit alors sans plus tarder, et la reine monta sur la plus haute tour de la forteresse pour la regarder disparaître dans la forêt, par le chemin le plus direct. Quand sa cousine et son escorte furent hors de sa vue, Guenièvre sentit que le cœur lui manquait. Elle dut s’asseoir précipitamment, et elle se mit à pleurer, tant la souffrance qu’elle ressentait était forte.
Portant par hasard les yeux sur sa main, elle y vit l’anneau d’or que la Dame du Lac avait donné à Lancelot quand elle l’avait envoyé à la cour du roi pour y être fait chevalier. Elle le contempla longuement et se souvint de celui qui le lui avait donné et pour lequel elle endurait tant de maux. Sachant que Lancelot attachait grand prix à cet objet, elle le porta à sa bouche, le baisa, comme si elle voulait lui rendre un culte. « Hélas ! murmura-t-elle, cher doux ami Lancelot, puisque je ne peux avoir de toi joie ni réconfort, dans l’absence de nouvelles à ton sujet, je me consolerai grâce à cet anneau que tu gardais si précieusement. Et parce que tu l’aimais tant, il me sera un tel soutien que sa vue me rendra le contentement. Que Dieu, par sa sainte pitié, me maintienne en vie assez longtemps pour que je te serre dans mes bras, en pleine santé, et que je sois désormais à l’abri de tous les maux. » Ainsi parla la reine, en ce matin. Les oiseaux commençaient à tournoyer autour de la forteresse. Mais elle savait que la Dame du Lac ne pouvait pas abandonner celui qu’elle avait si tendrement élevé.
Les jours passèrent, puis les semaines. Aucun des chevaliers qu’Arthur avait envoyés à la recherche de Lancelot ne revenait à la cour ou n’envoyait de messager. Le roi commençait à être sérieusement inquiet. Quand il rencontrait Morgane, lorsque celle-ci faisait une apparition à Kamaalot, il ne manquait pas de lui demander si elle avait appris quelque chose de nouveau. « Rien, répondait-elle. J’ai beau consulter les astres, j’ai beau invoquer nos ancêtres, je ne reçois aucune réponse. » Et quand elle quittait son frère, Morgane, rôdant dans les corridors de la forteresse, se mettait à ricaner, fort satisfaite de l’inquiétude d’Arthur. Elle savait bien où se trouvait Lancelot, puisqu’il était toujours prisonnier dans le château de la Charrette, gardé par ses deux complices, la reine Sybil et la reine de Sorestan. Lancelot ne risquait pas de s’enfuir de sa prison tant étaient redoutables les sortilèges qui l’environnaient. Mais, pour rien au monde, elle n’aurait dévoilé ce secret à son frère. Quant aux chevaliers qui s’étaient lancés dans l’aventure, elle savait également où ils étaient : le sortilège qu’elle avait jeté sur le Val sans Retour fonctionnait à merveille et, chaque jour, un nouvel arrivé venait grossir les rangs de ceux qui, se croyant enfermés dans cette vallée, ne réussissaient pas à vaincre les terribles dangers qu’ils imaginaient autour d’eux. Et quand Morgane allait rôder de ce côté, le visage enfoui dans un long voile pour qu’on ne la reconnût point, elle ne pouvait que se réjouir du spectacle. Ils étaient presque tous là, les compagnons du roi Arthur : Sagremor, Yvain, le fils du roi Uryen, et bien d’autres encore, y compris le preux Gauvain, la fine fleur de la chevalerie, celui qui promettait à chaque femme qu’il rencontrait une fidélité pour toute la vie. Certes, les hôtes forcés du Val sans Retour n’avaient pas trop à se plaindre de leur sort. Morgane avait établi son enchantement de telle sorte que tous les prisonniers pussent s’imaginer vivre dans le luxe et la gaieté ; ils logeaient dans des pavillons confortables, qui contenaient de beaux lits, de magnifiques tapisseries, des coffres finement ouvragés. Des serviteurs surgissaient de partout pour leur apporter les meilleurs mets qui fussent et les plus doux breuvages qu’on eût pu trouver. Des musiciens faisaient entendre leurs suaves accords à travers les frondaisons, tandis que, lorsque le temps le permettait, des danseuses s’ébattaient sur le pré en des rondes sans fin qui charmaient les yeux des spectateurs. Et l’on jouait aux échecs, aux tables et au trictrac dans le Val sans Retour. Il y avait tout ce qu’il fallait pour mener une vie douillette et sans soucis. On y voyait même une chapelle, avec un prêtre pour officier. Mais celui-ci passait son temps à dormir, car aucun des chevaliers n’avait recours à ses services, préférant de beaucoup se livrer à des occupations plus terrestres.
« Que voici de beaux guerriers ! se disait Morgane en les voyant s’agiter comme des ombres dans un rêve. J’en ai fait des lâches, des pleutres, des inconscients. Après tout, ils n’étaient peut-être que cela. Tout n’est qu’illusion en ce monde, et ce qu’ils voient ou entendent maintenant n’a guère plus d’importance que ce qu’ils voyaient et entendaient à la cour du roi, mon frère. Je sais par expérience que le plus brave peut aussi être le plus lâche. C’est ce que m’a enseigné Merlin, et je ne fais que suivre ses conseils : il faut toujours mettre les humains devant ce qu’ils croient être leur réalité, car c’est là qu’on discerne les contours de leur âme. Mais ils ne sont pas encore assez nombreux dans ce val. J’en attends d’autres, et je suis sûre qu’un jour ou l’autre, Kaï et Bedwyr, ou encore le roi Uryen, viendront se joindre à cette troupe d’oisifs qui préfèrent rêver leur vie que de la vivre. »
Mais, parmi les hôtes du Val sans Retour, tous n’en étaient pas au même degré d’hébétude. Il y en avait quelques-uns, surtout parmi les nouveaux arrivés, qui se révoltaient, qui n’acceptaient pas leur sort et qui se lançaient hardiment sur les pentes afin de trouver une issue. Mais, chaque fois que l’un d’eux tentait l’aventure, on voyait surgir des flammes partout et l’on entendait d’horribles cris qui semblaient monter de la terre, elle-même. Les plus audacieux devaient renoncer, tant était grande la frayeur qu’ils éprouvaient à se voir environnés d’ennemis invisibles qui déclenchaient contre eux les foudres de l’enfer. Et Morgane s’en allait, riant aux éclats. « Les hommes sont plus crédules que je ne pensais, se disait-elle encore. Ils prennent les lueurs du soleil pour des flammes vomies par des dragons, les rochers pour des murailles infranchissables, les ajoncs pour des monstres, les cris des oiseaux pour les hurlements de tous les diables de l’enfer. S’ils cessaient un seul instant de prendre au sérieux ce qu’ils voient ou entendent, ils s’apercevraient qu’ils sont dans le fond d’une vallée offerte à tous les vents. Il leur suffirait d’ouvrir les yeux. Mais ils ne le veulent pas, et c’est tant pis pour eux. Pendant ce temps, mon cher frère, qui se croit le plus puissant de tous les rois, n’en revient pas de voir disparaître un à un les guerriers qu’il a si péniblement assemblés autour de lui pour maintenir l’intégrité de son royaume. La belle affaire, en vérité. Je suis plus puissante que lui parce que moi, Morgane, je connais les fils secrets qui relient les êtres entre eux. »
Elle avait à peine fini de prononcer ces paroles qu’elle sentit l’anneau qu’elle portait au doigt se serrer si fortement qu’elle en éprouva une atroce douleur. Elle poussa un cri et, sans plus tarder, tourna le chaton de la bague. Elle entendit alors la voix de Merlin qui semblait surgir du plus profond de la forêt : « Morgane ! Morgane ! Ne va pas trop loin, car la patience de Dieu a des limites ! L’épreuve à laquelle tu soumets les compagnons d’Arthur n’est pas mauvaise en soi puisqu’elle leur permettra peut-être de se révéler tels qu’ils sont. Mais n’affirme pas ta puissance en face de celle d’Arthur, car tu n’es pas en mesure d’infléchir le destin. – Le destin ! s’écria Morgane, je ne fais que le provoquer. Nous verrons bien ce qui arrivera. » Et, rageusement, Morgane retourna le chaton de la bague avant de s’élancer dans la nuit qui s’ouvrait sous ses pas.
Le lendemain, vers le milieu du jour, alors que le roi Arthur, en compagnie de Guenièvre, de Morgane et de plusieurs écuyers, faisait une promenade sur le pré, devant la forteresse, un cavalier arriva au grand galop. Parvenu à la hauteur du roi, le cavalier arrêta net l’élan de son cheval, mit pied à terre, enleva son heaume et s’avança. Le roi reconnut aussitôt Galessin, le duc de Clarence, qui avait décidé, de son propre chef, de se lancer à la recherche de Lancelot. « Eh bien, Galessin, dit Arthur, m’apportes-tu des nouvelles ? Sais-tu où se trouve Lancelot ? – Non, répondit Galessin, mais j’ai beaucoup de choses à te raconter. – Alors, allons nous asseoir sous cet arbre, près de la fontaine. »
Ils y allèrent. Après avoir repris son souffle, Galessin parla ainsi : « Quand j’ai quitté la cour, roi, je me suis engagé au hasard dans la forêt et j’ai interrogé tous ceux que je rencontrais, bûcherons, pasteurs ou écuyers, pour tenter de savoir si un chevalier blessé ou prisonnier ne se trouvait pas dans les environs. Mais personne n’a pu me répondre. Je fus ainsi trois jours et trois nuits à errer, jusqu’à la veille de la Pentecôte. Là, je me trouvai dans une grande plaine sillonnée par une rivière et, non loin de là, se dressait une forteresse qui ne me sembla pas de bon augure. Effectivement, lorsque je parvins auprès de celle-ci, j’aperçus des chevaliers qui se battaient avec acharnement. Grâce à leurs armes, je reconnus ton neveu Gauvain et Yvain, le fils du roi Uryen. Ils étaient aux prises avec une troupe de cavaliers vêtus de noir qui étaient, je l’ai su plus tard, des gens de Karadog le Roux, le maître de cette insolente forteresse que je voyais se dresser au-dessus de la rivière. Elle semblait inaccessible tant les fossés qui l’entouraient étaient larges et profonds. Sans hésiter, je me joignis à Yvain et à Gauvain, et nous nous battîmes avec fureur jusqu’à la nuit. Mais nos adversaires étant plus nombreux que nous, nous décidâmes de nous enfuir afin de prendre du repos, dans l’intention de recommencer la lutte le lendemain matin.
« Mais, lorsque je me retrouvai dans une clairière, au milieu de la forêt, je ne vis plus qu’un seul homme à mon côté : c’était Yvain. Nous ne savions pas où était Gauvain. Nous l’appelâmes pendant longtemps puis nous nous rendîmes à l’évidence : ton neveu avait été blessé ou capturé par nos ennemis. Et Yvain m’expliqua que Karadog le Roux avait coutume de combattre tous les chevaliers qui passaient près de son domaine pour les faire prisonniers et exiger une rançon, et cela quels que fussent leur rang ou leur fortune. Bien sûr, ton neveu et le fils du roi Uryen n’avaient nulle intention de se laisser faire, et j’étais, je pense, arrivé au bon moment pour les aider.
« Nous revînmes sur nos pas, mais nous ne découvrîmes aucune trace de Gauvain. Et comme il était impossible de continuer nos recherches pendant la nuit, nous décidâmes, Yvain et moi, de dormir au pied d’un arbre, et d’attendre le lever du jour. Nous nous réveillâmes au milieu du brouillard et, sans grand espoir, nous allâmes un peu au hasard dans la direction de cette maudite forteresse. Des paysans que nous rencontrâmes nous dirent que cette forteresse avait pour nom la Tour douloureuse, et que le seigneur du lieu avait la réputation d’un homme fourbe et cruel. Ils ajoutèrent que chaque fois qu’il faisait un prisonnier, il l’enfermait dans un cachot voûté entouré de fosses dans lesquelles se trouvaient des serpents venimeux. Nous remerciâmes les paysans et nous n’eûmes plus qu’une idée en tête : aller vers la Tour douloureuse et délivrer Gauvain de son abominable prison.
« Vers le milieu du jour, le brouillard commença à se dissiper, et nous vîmes que nous étions dans la bonne direction : la Tour douloureuse se dressait devant nous à peu de distance. Mais comment faire pour y pénétrer ? Après avoir examiné les lieux, nous décidâmes de nous séparer, Yvain et moi, et de tenter notre chance chacun de notre côté. Yvain s’éloigna vers la rivière, et moi, après un détour, je revins près de la forteresse en me dissimulant le plus possible sous le couvert d’un bois qui recouvrait la pente d’une colline. Je me demandais bien ce que j’allais faire. Certes, il me fallait laisser mon cheval et m’en aller à pied, avec mon épée pour seule arme. Ainsi pourrais-je franchir les fossés en nageant, après avoir abandonné mon haubert et mon heaume. J’en étais là dans mes réflexions quand j’entendis le bruit d’un galop. Un cavalier se précipitait vers moi et, sans plus me défier, me transperça l’épaule de sa lance d’un coup si fort qu’elle se cassa et que je tombai sur le sol, perdant conscience.
« Quelle ne fut pas ma surprise, quand je rouvris les yeux, de me retrouver dans un bon lit douillet, un visage de femme penché sur moi ! Voulant me redresser, je sentis une grande douleur dans l’épaule et je vis qu’on m’avait pansé avec soin. La femme qui se trouvait là me dit : « Ne bouge pas, Galessin, car ta blessure est loin d’être guérie. Je suis ta cousine germaine, la Dame du Blanc-Chastel. C’est en revenant de la cour d’Arthur, avec mes suivantes et mes écuyers, que je t’ai trouvé gisant sur l’herbe. Tu avais perdu beaucoup de sang. Nous t’avons emmené sur une civière, très doucement, et nous t’avons fait soigner par les meilleurs médecins. Tu es maintenant hors de danger et en toute sécurité dans ma forteresse. Mais, je t’en prie, ne t’agite pas. Tu n’as rien d’autre à faire que te reposer. » Je dois avouer que je n’avais pas besoin de ce conseil : j’étais épuisé, et je crois que j’ai dormi pendant plusieurs jours et plusieurs nuits.
« Chaque jour, mon hôtesse venait prendre de mes nouvelles et parler avec moi. Je lui demandai si elle savait quelque chose au sujet de Gauvain, d’Yvain et de Lancelot. Elle me répondit qu’elle ne savait rien, mais qu’elle allait envoyer des messagers un peu partout, avec mission de s’informer. Quelques jours plus tard, alors que mon état s’améliorait et que je me sentais plus fort, elle vint me trouver et me dit : « Voici. J’ai reçu des nouvelles au sujet d’Yvain et de Gauvain. Le fils du roi Uryen a réussi à pénétrer dans la Tour douloureuse et, grâce à la complicité d’une servante pour laquelle il avait eu des bontés, il est parvenu à faire sortir Gauvain de son horrible prison. Tous deux se sont glissés hors de la forteresse, ont rejoint des chevaux qui leur avaient été préparés, et ils sont partis avec la ferme intention de retourner à la cour du roi pour demander des renforts et faire rendre gorge à cet odieux Karadog ». Je lui demandai alors si elle avait pu savoir quelque chose sur Lancelot.
« « Justement, me répondit-elle, voici où l’affaire se complique. Au cours de son emprisonnement, Gauvain aurait appris que Lancelot était retenu dans un château, en forêt de Brocéliande. Avant de revenir à la cour, il aurait persuadé Yvain de faire un détour pour tenter de délivrer leur compagnon d’armes. – Et alors ? demandai-je, l’ont-ils trouvé ? » La Dame du Blanc-Chastel montra alors quelque trouble et, après avoir beaucoup hésité, m’avoua que, depuis, personne n’avait eu connaissance du sort de Gauvain et d’Yvain.
« Je suppliai ma cousine de faire tout son possible pour en savoir davantage. Elle me le promit bien volontiers et envoya des messagers en forêt de Brocéliande. Au bout de quelques jours, elle revint me trouver. « Je n’ai rien de précis, me dit-elle, mais seulement des bruits qui courent. On murmure que, dans la forêt, se trouve une vallée perdue qui est sous le coup d’un sortilège et que les chevaliers qui y pénètrent ne peuvent plus en sortir. »
« Voilà, roi Arthur, les seules nouvelles que je puisse t’apporter. Hélas, je ne sais où se trouve Lancelot, ni ce que sont devenus ton neveu et le fils du roi Uryen, ni quelle est cette vallée d’où l’on ne peut revenir. »
Après avoir entendu le récit de Galessin, le roi Arthur demeura songeur. Il se tourna vers Morgane : « Qu’en penses-tu, ma sœur ? » lui demanda-t-il. Elle le regarda tranquillement : « Que veux-tu que j’en pense, mon frère ? Je n’ai pas le don de voyance comme l’avait Merlin. Je peux seulement te dire que la forêt est vaste et qu’on y voit parfois des choses surprenantes, surtout lorsque la brume se lève. J’ignore où se trouve ton neveu, qui est aussi le mien. J’ignore où est allé le fils du roi Uryen. Quant à Lancelot, je te répète que ce n’est pas la première fois qu’il disparaît aussi longtemps sans donner de ses nouvelles. – Mais, intervint Guenièvre, tout cela n’est pas normal. Il y a quelque diablerie là-dessous ! » Morgane regarda la reine avec dureté : « Guenièvre, dit-elle, commence par te demander la différence qui existe entre ce qui est normal et ce qui ne l’est pas. » Guenièvre n’insista pas et se détourna pour fuir le regard pesant et hostile de Morgane. Si cette dernière savait quelque chose, il était évident qu’elle ne dirait rien.
Arthur se leva brusquement et s’écria avec colère : « Cela ne peut durer ainsi ! Jour après jour, un de mes compagnons disparaît. Il ne me restera bientôt que quelques écuyers inexpérimentés ! Que peut faire le roi sans ses chevaliers ? – Je ne te le fais pas dire ! marmonna Morgane en s’efforçant de ne pas ricaner. – Eh bien, reprit Arthur, puisqu’il n’en reste qu’un, je serai celui-là. Qu’on me prépare mon cheval et mes armes ! – Bonne idée ! ajouta Morgane sans que personne l’entendît. – Non ! s’écria alors Galessin, ce n’est pas à toi d’y aller, roi Arthur ! Ta place est ici. Tu as la garde du royaume et rien de bon ne peut advenir si tu te lances seul dans les aventures. C’est à moi d’y aller ! Ma blessure est guérie, maintenant, et je suis prêt à affronter tous les dangers afin de connaître la vérité sur Lancelot et sur cette vallée mystérieuse. Je vais partir immédiatement. – Eh bien, soit, dit Arthur, mais à la condition que tu reviennes sain et sauf. – Je suis sûre qu’il reviendra, sain et sauf, et vainqueur, dit alors Morgane en s’approchant du duc de Clarence. Voici un brave qui n’a jamais démérité et qui nous rendra ceux que nous avons perdus ! » Elle serra Galessin dans ses bras et lui donna un baiser.
Mais ce que Morgane ignorait, c’est qu’au même moment Saraïde, la compagne et disciple de la Dame du Lac, arrivait en vue du château de la Charrette, montée sur un cheval blanc, vêtue d’une robe blanche et d’un manteau orné d’or rouge. Parvenue au sommet d’un tertre, elle arrêta son coursier et regarda le château. « C’est donc là », murmura-t-elle. Elle mit pied à terre et leva sa main droite en s’écriant : « Par le ciel et par la terre, par le soleil et par le vent, au nom de ma maîtresse, la Dame du Lac, que justice soit faite. Je veux que tous les êtres qui résident dans ce château soient frappés d’un lourd sommeil ! » Elle répéta deux fois son incantation puis, sans prendre la peine de remonter en selle, en tirant le cheval par le licol, elle se dirigea vers la porte. D’un seul geste, elle l’ouvrit et pénétra à l’intérieur du château. Elle vit des servantes et des valets allongés à même le sol qui dormaient profondément. Elle arpenta des corridors, poussa des portes, les referma, puis se décida à descendre un escalier qui menait vers les profondeurs.
Allongé sur son lit, dans la chambre fortifiée dans laquelle il se morfondait depuis tant de semaines, Lancelot était lui aussi en proie à un lourd sommeil peuplé de rêves étranges. Il voyait un oiseau blanc qui tournoyait au-dessus de la forêt, poursuivant un oiseau noir qui venait d’apparaître à l’horizon. Il n’eut pas le temps d’en savoir davantage, car il sentit qu’une main se posait sur lui et lui secouait le bras. Agacé, car il pensait que c’était Morgane qui venait le narguer, il se retourna sur le ventre et se cacha le visage sous la couverture. « Lancelot ! dit alors une voix douce, Lancelot ! Réveille-toi ! » Il sursauta, bondit hors du lit et regarda l’être qui lui parlait ainsi. La lumière était faible dans cette chambre, mais il ne fut pas long à la reconnaître. « Saraïde ! s’écria-t-il.
— Oui, Beau Trouvé, dit-elle, c’est bien moi, Saraïde, celle qui t’a vu grandir dans le palais de la Dame du Lac, ma maîtresse. Je viens te libérer. Suis-moi. » Sans répondre, Lancelot accompagna Saraïde dans les couloirs. Comme il n’avait guère eu l’occasion de faire de l’exercice depuis longtemps, il marchait avec difficulté, et Saraïde le tenait par la main. Elle le mena dans la cour où elle choisit un cheval tout sellé qui paraissait le meilleur. Puis elle le précéda dans la salle où se trouvaient rangées les armes et elle l’en revêtit. Après quoi, sans que personne se fût réveillé dans le château, ils se retrouvèrent dehors, à l’air libre.
Ils montèrent tous deux sur leurs chevaux. « Comment m’acquitter de mes dettes envers ta maîtresse et envers toi, Saraïde ? dit Lancelot. Je dois tout à la Dame du Lac ; quant à toi, je ne sais pas comment te manifester ma reconnaissance : tu t’es toujours trouvée là au moment où je sombrais dans le désespoir ! » Saraïde se mit à rire. « Tout cela n’est rien, dit-elle, et il vaut mieux ne pas en parler. Mais ne crois pas que je sois venue te délivrer pour tes beaux yeux, Lancelot. Ma maîtresse a reçu un étrange message de la part de la reine Guenièvre. Non seulement elle suppliait la Dame du Lac de rechercher dans quelle prison tu te trouvais, mais elle s’inquiétait parce que, depuis quelque temps, la plupart des chevaliers d’Arthur disparaissent les uns après les autres sans qu’on sache ce qu’ils sont devenus. C’est à toi qu’il appartient de les retrouver, et c’est ainsi que tu paieras ta dette, envers nous bien sûr, mais aussi envers ton roi et envers la reine. Me comprends-tu ? »
Quand il apprit que c’était la reine qui avait prévenu la Dame du Lac de sa disparition, Lancelot en fut ému jusqu’aux larmes. Et l’image de Guenièvre dansa devant ses yeux, encore plus présente que pendant les longues semaines où il n’avait surmonté sa captivité qu’en fixant son esprit sur la femme aimée. « Grâces soient rendues à la reine Guenièvre, murmura-t-il enfin. Je te le jure, Saraïde, et tu pourras le dire à ta maîtresse : il n’y a rien au monde que je ne tenterai pour retrouver les compagnons d’Arthur ! – Mais comment feras-tu ? demanda Saraïde. – Je parcourrai tout le royaume, je sillonnerai toutes les forêts, je visiterai toutes les villes et toutes les forteresses jusqu’au jour où je les découvrirai, s’écria Lancelot avec une telle force que Saraïde ne put s’empêcher de sourire. – Beau Trouvé, dit-elle, tu es toujours le même, tel que tu étais enfant, aussi exalté, aussi emporté, aussi tenace dans ta détermination. Tu es bien un fils de roi, et tu es digne de l’estime qu’on te porte. Mais ce serait beaucoup de peine et beaucoup de temps pour rien, Lancelot. Aussi vais-je te guider vers le lieu où ils se trouvent. – Tu le connais ? s’étonna Lancelot. – La Dame du Lac sait tout ce qui se passe en ce monde. N’oublie pas qu’elle a obtenu la vision des choses grâce à Merlin. Et je n’ai jamais connu d’homme plus sage et plus avisé que lui. »
Elle éperonna son cheval qui bondit à travers les landes et Lancelot en fit de même. Ils longèrent une forêt dense et ombreuse, puis suivirent le cours d’un ruisseau avant de parvenir à une colline parsemée de roches rougeâtres qui semblaient surgir du fond de la terre. Saraïde s’arrêta. « Voici l’endroit où je devais te mener, Lancelot. Mais avant de te quitter et de te laisser accomplir ta mission, je vais te révéler encore une chose. Vois-tu ce val profond et ténébreux ? Il est sous le coup d’un sortilège. Ainsi, nul homme qui y a pénétré ne peut en sortir s’il a une seule fois été infidèle à la femme qui a reçu son serment. Et ils sont nombreux, les chevaliers d’Arthur, qui y sont retenus malgré eux. Je pense que c’est une caractéristique des hommes de ne jamais être fidèles à celle qu’ils ont juré d’aimer toute leur vie. Le sortilège est ainsi fait qu’il ne pourra être levé que par un homme qui n’a jamais failli à celle qu’il aime. À toi de tenter l’épreuve.
— Je n’ai jamais reculé devant une épreuve, dit Lancelot, mais je ne crois pas être celui qu’on attend, car j’ai commis une faute envers Guenièvre, une faute très lourde que je ne pourrai jamais oublier. – Enfant, répondit Saraïde, je sais de quoi tu parles. Ne te juge pas coupable, car tu n’es aucunement responsable de ce qui est arrivé. Quand la reine Ygerne a conçu le roi Arthur, elle ne savait pas que l’homme qui l’étreignait n’était pas son mari, mais le roi Uther Pendragon. C’est Merlin qui l’avait voulu ainsi et qui avait usé de ses artifices pour qu’elle ne s’en aperçût pas. Il le fallait. Il fallait qu’Arthur pût naître de cette union. Et quand tu étais à Corbénic, lorsque tu as rejoint la fille du roi Pellès dans son lit, c’est parce que tu étais sous le coup d’un enchantement : tu croyais réellement qu’il s’agissait de la reine Guenièvre. Mais, là encore, il le fallait pour que naquît un fils de ta lignée et de la fille du Roi Pêcheur. Merlin l’avait prédit, et tout s’est passé selon sa volonté. » Lancelot soupira : « Tu as peut-être raison, mais j’en ai gardé le cœur lourd. – Oublie tout cela et délivre les chevaliers d’Arthur qui moisissent au fond de cette vallée. Va maintenant, et sois digne de celle qui t’a élevé. » Et sans plus attendre, Saraïde éperonna son cheval et disparut.
C’était déjà le soir, et les ombres commençaient à s’allonger sur le sol. Lancelot examina soigneusement le paysage qui s’offrait à lui. La forêt s’ouvrait brusquement et laissait place à des landes sans fin du côté du soleil couchant. Au bout de l’horizon, des traînées rouges et jaunes striaient le ciel. Au-dessous, la vallée se perdait dans une ténébreuse verdure. Tout semblait vide et calme. Rien ne montait des entrailles de la terre, pas même un cri, pas même un murmure du vent sur les feuilles des arbres. Lancelot sauta à bas de son cheval et, son épée à la main, descendit le long des flancs de la vallée.
Alors, les enchantements se réveillèrent. Devant lui, il aperçut une muraille formée de bois et de blocs de pierre impressionnants, et dans laquelle se trouvait une porte de fer. Il s’en approcha et tendit la main vers la serrure. Mais quand il fut près de la porte, celle-ci s’écroula dans un grand bruit de branches brisées. Il entra par cette trouée béante et, se retournant, n’aperçut plus aucune trace du mur qui, quelques instants auparavant, interdisait encore le passage vers la vallée. Lancelot continua son chemin et rencontra une autre muraille, avec une autre porte de fer. Tout se passa comme pour la première. Il y en eut sept en tout, qu’il franchit aisément et qui disparurent de la même façon.
Alors apparut à ses yeux une haute palissade en fer : sur chacun des pieux qui la maintenaient était fichée une tête d’homme aux yeux clos. D’un coup d’épée, Lancelot démolit la palissade et les têtes disparurent comme si elles n’avaient jamais existé. Il suivit alors un sentier très étroit et s’arrêta brusquement : il sentait le sol se dérober sous lui. Il était au bord d’une fosse et, au fond de cette fosse, sept serpents à la langue enflammée tendaient vers lui leurs têtes hideuses en poussant des sifflements stridents.
Lancelot frappa sept fois de son épée et les sept têtes tombèrent dans la fosse. Il sauta ensuite par-dessus et continua sa descente par le sentier étroit. Mais, une fois de plus, il sentit que le sol se creusait : un instant horrifié, il aperçut d’énormes crapauds qui surgissaient de la terre, les yeux luisants comme des escarboucles. Et ces crapauds montaient, s’accrochaient à ses jambes, voulant gagner sa poitrine dans l’intention certaine de lui dévorer le cœur. Lancelot se secoua de toutes ses forces, piétina les monstres avec rage et violence, tant et si bien que les affreuses bêtes disparurent et qu’il se retrouva sur un sol parsemé de touffes de bruyère.
Il descendit encore mais des chiens, dont les pattes étaient pourvues de griffes acérées et dont la gueule dégoulinait de sang, s’élancèrent vers lui, surgissant des fourrés, prêts à lui sauter à la gorge. Il fit voler son épée à gauche et à droite, partout où il le pouvait. Et, de nouveau, ce fut le silence, un silence trompeur, pareil à celui qui précède les grands orages sur toutes les forêts du monde.
Lancelot se retrouva alors dans une clairière : au milieu, se tenait un homme immense, haut et gros comme une tour de moulin, qui tenait dans sa main une épée longue et acérée. En ricanant, il la fit tournoyer en l’air et des myriades d’étincelles s’envolèrent sur les arbres d’alentour. Lancelot ne prit pas le temps de réfléchir : il bondit en avant contre le géant, sans se soucier de l’arme terrible qui le frôlait. Au moment où le géant allait lui fracasser le crâne, Lancelot leva sa propre épée et, d’un geste brusque, l’enfonça jusqu’à la garde au travers du corps monstrueux. Il y eut un grand tumulte et de grands cris, un grand fracas de branches brisées auquel répondit un souffle de vent furieux qui agita et tordit le sommet des arbres. Mais, du corps du géant, il n’y avait nulle trace.
Lancelot s’élança encore plus en avant. Mais son élan fut arrêté net par ce qu’il découvrit : une muraille de flammes plus hautes que des maisons lui interdisait toute approche. À droite, à gauche, des flammes, rien que des flammes qui se tordaient avec un crépitement sinistre et dégageaient une chaleur intolérable. Mais, surmontant sa crainte, Lancelot se dirigea d’un pas très sûr vers le feu, son épée dressée devant lui. Or, dès qu’il atteignit les premières flammes, celles-ci s’évanouirent. En quelques instants, la muraille de feu s’était éteinte.
À présent, une lumière étrange, comme venue des astres, brillait dans le fond de la vallée. Lancelot aperçut des maisons bien bâties, finement décorées, des fontaines où l’eau coulait avec un joyeux murmure. Sur un pré, des tables étaient dressées et des hommes jouaient aux échecs en buvant le contenu des coupes que remplissaient à chaque instant des échansons vêtus de velours rouge. Plus loin, des chevaliers dormaient à même le sol, perdus dans des rêves d’ivrognes. Il reconnut Kaï et Bedwyr, mais ceux-ci ne lui prêtèrent aucune attention. Puis, il en vit d’autres qui se querellaient et s’injuriaient, se menaçant de leurs épées. Et, parmi eux, se trouvaient Gauvain, le neveu d’Arthur, ainsi qu’Yvain, le fils du roi Uryen.
Lancelot les interpella, mais aucun d’eux ne parut s’apercevoir de sa présence. Il allait de groupe en groupe comme au milieu de fantômes. Pourtant, c’étaient bien les compagnons de la Table Ronde. Quelle malédiction les avait donc frappés pour qu’ils ne le reconnussent pas ? Il traversa une assemblée qui s’esclaffait devant les pitreries d’un jongleur, puis une deuxième qui contemplait de belles filles dansant au son d’une musique suave. Lancelot erra ainsi longtemps au fond de la vallée et finit par apercevoir une demeure plus belle et plus riche que les autres. Son toit était de porphyre, ses fenêtres de cristal, ses murs de pierre noire et brillante, avec des reflets d’améthyste. Sur le seuil de cette maison royale, immobile et droite dans une longue robe rouge brodée d’or, les cheveux dénoués, une femme semblait attendre. Ce fut vers elle que se dirigea Lancelot.
« Eh bien ! dit la dame en le voyant approcher, viens-tu te joindre à nos plaisirs, ô Lancelot du Lac, toi le plus beau fleuron de la chevalerie ? » Lancelot s’arrêta devant elle. Elle souriait, mais ses yeux lançaient des flammes étranges. « Qui que tu sois, femme, répondit Lancelot, tu dois savoir que je suis venu ici pour que cessent les effets du sortilège, pour que tous ceux qui sont ici, endormis dans leurs rêves de folie, reprennent conscience ! » Le visage de la femme se tordit. Elle poussa un ricanement qui se changea bientôt en cri d’angoisse. Stupéfait, Lancelot ne vit plus à sa place qu’un arbre mort dont les branches, partant d’un tronc moisi et vermoulu, pendaient de façon grotesque.
Il n’y avait plus de maison, mais des fourrés de ronces et d’ajoncs. Il se retourna. L’obscurité allait bientôt s’emparer du monde. La lumière irréelle qui avait tant étonné Lancelot s’était dissipée. Il n’y avait plus de maisons, plus de danseuses, plus de musiciens : le fond du val n’était plus qu’une épaisse végétation dans laquelle le vent se mettait à jouer une mélopée envoûtante. Çà et là des hommes s’interpellaient, subitement réveillés d’un cauchemar et s’élançaient sur les pentes du val pour fuir au plus vite ces lieux maudits. Ils se formaient en longues colonnes et, tandis que les chevaux hennissaient, ils s’éloignaient, criant leur joie de se sentir de nouveau libres, et gagnaient landes et forêts. Bientôt, le silence fut total et Lancelot se retrouva seul, immobile, à la même place.
Alors, il se décida à rejoindre son cheval qu’il avait laissé, tout en haut, près des rochers rouges qu’on discernait à peine maintenant. Il gravit la pente, lentement, ne rencontrant que des arbustes rabougris et de grandes touffes d’ajoncs. Arrivé au sommet, il se retourna pour regarder une dernière fois le val ténébreux dont il avait pu vaincre les enchantements : tout était calme et paisible. Seuls quelques oiseaux faisaient entendre le bruissement de leurs ailes. Mais ce bruissement s’enfla soudain, et Lancelot sentit une présence proche. Il leva son épée. « On ne frappe pas une femme ! » dit alors une voix surgie tout près de lui, derrière les rochers.
Il se dirigea vers la voix. Sur un cheval blanc, se tenait une forme noire, une femme, vêtue d’un long manteau. Lancelot la reconnut immédiatement : c’était Morgane. « J’aurais dû me douter que c’était toi la cause des sortilèges ! s’écria-t-il. – Et moi, répondit Morgane, j’aurais dû prévoir que tu serais le seul à pouvoir détruire mon œuvre ! » Ils se toisèrent un long moment, silencieusement, avec arrogance. Les yeux de Morgane étaient aussi insupportables pour Lancelot que les rayons du soleil à l’heure de midi. Mais il ne voulut pas baisser son regard, et il vit dans ses yeux bien autre chose que de la haine ou de l’orgueil : beaucoup de souffrance.
« Lancelot, dit-elle alors, tu es le seul homme que je connaisse qui puisse se faire tuer pour rester fidèle à une femme. Par malheur, celle que tu aimes, ce n’est pas moi. Que me reproches-tu, Lancelot du Lac ? Me trouves-tu trop vieille et trop laide pour toi ? – N’en crois rien, répondit Lancelot, tu es très belle et ta jeunesse est étincelante. Les années n’ont pas de prise sur toi. – Alors, pourquoi me rejettes-tu ainsi ? Tous deux, nous formerions le couple le plus fidèle, le plus uni qui puisse exister, et nous serions les maîtres du monde. – Tu sais bien que c’est impossible, Morgane. J’aime une femme, tu as dit vrai. Et cette femme, ce n’est pas toi. Ce sont là choses qui ne se commandent pas. »
Morgane tremblait. D’une voix rauque, elle dit encore : « Lancelot, je ne m’avoue pas vaincue. Jamais, je ne m’avouerai vaincue. Va donc rejoindre ta Guenièvre ! Mais sache que nous nous retrouverons, fils du roi Ban de Bénoïc ! » Alors elle piqua des deux, son cheval blanc hennit et elle s’élança à travers les landes. Seul sur les rochers rouges qui dominaient le Val sans Retour, Lancelot demeura longtemps immobile[6].